Après l’article de Ouest France vendredi, voici celui du Figaro.

Suppression de l’instruction en famille : comment le Conseil d’État a déclaré son inconstitutionnalité… avant de se rétracter

EXCLUSIF – Un projet de rapport du Conseil d’État, auquel Le Figaro a eu accès, concluait à l’inconstitutionnalité de cet article controversé du projet de loi «séparatisme» (…) Un revirement qui interroge les défenseurs de l’école à domicile.

L’article très controversé du projet de loi sur le «séparatisme» concernant la suppression du libre choix de l’instruction en famille avait été supprimé en commission par le Sénat le 19 mars dernier. Or, cet article 21 sur l’instruction en famille (IEF) risque d’être réintroduit dans le projet de loi en seconde lecture, lors de la commission spéciale de l’Assemblée nationale qui doit se réunir du 7 au 10 juin prochains. Il prévoit la scolarisation obligatoire en établissements pour tous les enfants dès 3 ans et la suppression du libre choix de l’instruction en famille, dont l’accès serait soumis à autorisation administrative, sur la base de quatre critères restrictifs.

Selon les informations recueillies par Le Figaro, le gouvernement a commandé un rapport au Conseil d’État, afin de vérifier la constitutionnalité de son projet de loi. Ce premier «projet d’avis», voté le 3 décembre 2020 à la section de l’administration du Conseil d’État, dit «rapport Bergeal» – du nom de Catherine Bergeal, présidente adjointe de cette section – concluait à l’inconstitutionnalité de cet article 21 et préconisait même sa suppression. Or, le passage concernant le fameux article 21 a sensiblement été réécrit dans la nuit du 3 au 4 décembre. Cette fois, il n’est plus question d’inconstitutionnalité, mais bien de donner des pistes au gouvernement pour rendre cet article constitutionnel.

Dans le premier « projet d’avis » voté le 3 décembre 2020, auquel Le Figaro a eu accès, voici la conclusion du Conseil d’État : «Il n’est pas établi, en particulier, que les motifs des parents relèveraient de manière significative d’une volonté de séparatisme social ou d’une contestation des valeurs de la République. Dans ces conditions, le passage d’un régime de liberté encadrée à un régime d’interdiction ne paraît pas suffisamment justifié et proportionné. Le Conseil d’État, par suite, écarte du projet les dispositions relatives à l’instruction au sein de la famille».

 

La capture du Figaro montrant le rapport Bergeal

 

Dans l’avis définitif voté le 3 décembre, et rendu cette fois public le 7 décembre, la version est sensiblement différente. Au départ, la conclusion semble être la même : «(…) En l’état, le projet du gouvernement ne répond pas à la condition de proportionnalité ou à celle d’une conciliation non déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles et conventionnelles en présence.»

Mais un long paragraphe donne à cette conclusion une tournure sensiblement différente : «Pour autant, (…) le législateur peut faire le choix, sans se heurter aux mêmes obstacles, d’un nouveau resserrement (…) de façon notamment à empêcher que le droit de choisir l’instruction en famille ne soit utilisé pour des raisons propres aux parents, notamment de nature politique ou religieuse (…)».

Cette fois, la haute institution donne même des pistes précises au gouvernement pour rendre l’article 21 constitutionnel. Un avis suivi donc par le gouvernement début décembre, qui avait finalement assoupli le fameux article 21 en suivant strictement ces recommandations du Conseil d’État:

«Le Conseil d’État propose donc, plutôt que de supprimer la possibilité d’instruction dans la famille (…), de retenir une rédaction énonçant dans la loi elle-même les cas dans lesquels il sera possible d’y recourir. (…) Cette modalité d’instruction serait ainsi soumise non plus à une simple déclaration mais à une autorisation annuelle de l’autorité académique accordée seulement pour certains motifs : l’état de santé ou le handicap de l’enfant, la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, l’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique d’un établissement scolaire». Le Conseil d’État propose encore ce dernier motif : «L ‘existence d’une situation particulière de l’enfant, sous réserve alors que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille».

Le collectif d’associations de défense de l’instruction en famille, mené notamment par l’association Liberté éducation, qui a eu également accès à ce « rapport Bergeal », s’interroge : «Bien que le contenu de cet article (21, NDLR) n’ait pas été modifié, la conclusion formulée est radicalement différente : pourquoi un tel revirement, alors que le rapport Bergeal avait été expressément voté par les hauts fonctionnaires ?». Ce collectif pense que ce rapport a été «maquillé» et «caviardé» de façon grossière à la suite à de «pressions » gouvernementales exercées sur le Conseil d’État. Ces associations dénoncent dès lors un «déni de démocratie et de justice» pour «les 62.000 enfants concernés et leurs familles».

Le 18 mai dernier, le député Grégory Labille (UDI et indépendants) a annoncé sur Facebook son intention de déposer un recours auprès du Conseil Constitutionnel dès l’adoption du projet de loi. Alerté par ces associations de ce revirement du Conseil d’État, il fait part au Figaro de ses inquiétudes : «Je croyais à la neutralité du Conseil d’État mais à travers cette modification, j’ai le sentiment qu’il y a un passage en force pour permettre au gouvernement de ne pas perdre la face». Il se dit toujours déterminé à déposer son recours auprès du Conseil Constitutionnel – pour ce faire, il faut réunir au moins 60 députés ou 60 sénateurs : «J’ai déjà pris contact avec les députés de tous les groupes politiques».

« Processus habituel »

Sollicité par Le Figaro , le Conseil d’État assure de son côté qu’ «on ne peut parler de revirement» car il s’agit là d’un processus habituel de travail. « Il y a toujours un texte de travail qui est étudié par l’Assemblée générale, qui rassemble toutes les sections réunies. Ensuite, le texte évolue dans des sens différents ou pas.»

Comment expliquer toutefois la grande différence sur le fond du sujet, et cette deuxième version votée en pleine nuit ? «L’ensemble du projet d’avis sur la loi séparatisme a été étudié point par point. Le point concernant l’école à la maison a sans doute été étudié tard dans la soirée, mais il ne faut pas y voir autre chose que le déroulé normal» , répond-on au Conseil d’État.

Sollicités par Le Figaro, les ministères de l’Intérieur et de l’Éducation n’ont pas souhaité commenter les accusations de «pressions» gouvernementales.

Vrai «risque d’inconstitutionnalité» ?

Sans vouloir «penser qu’il puisse y avoir des pressions du gouvernement sur la plus haute juridiction de notre pays», le député LR Julien Ravier (Bouches-du-Rhône), interrogé par Le Figaro , voit dans ces deux versions divergentes du rapport du Conseil d’État une confirmation d’un «véritable risque d’inconstitutionnalité : on voit bien que d’un conseiller d’État à l’autre, on peut avoir des visions radicalement différentes». «L’article 21, qui fait passer le régime actuel de liberté où la déclaration est la règle et l’interdiction l’exception, à un régime d’autorisation où l’interdiction est la règle et la liberté sous conditions est l’exception, a bien une faille inconstitutionnelle », estime le député, qui souligne qu’ «un grand nombre de parlementaires avait pointé déjà ce risque d’inconstitutionnalité : les conditions ne sont pas réunies pour justifier d’encadrer cette liberté fondamentale de l’instruction en famille ».

« Pour pouvoir remettre en question cette liberté, il faut avoir des justifications solides , reprend Julien Ravier. Or, aujourd’hui aucun rapport, aucun chiffre ne démontre que dans l’instruction en famille, il y a des risques séparatistes, notamment pour des raisons religieuses guidées par un islam politique et radical. On dénombre seulement une trentaine de cas – sur 62.000 enfants concernés par l’instruction en famille décelés grâce au régime de contrôle actuel.»

Julien Ravier est davantage favorable à un renforcement des contrôles actuels, «variables selon les académies et très disparate sur le territoire français». Pour lui, «le gouvernement rate sa cible» , et un régime d’autorisations préalable risquerait de pénaliser des familles déjà en difficulté, ayant fait le choix de l’instruction en famille pour leurs enfants atteints de «phobie scolaire, de troubles du comportement» ou victimes de « harcèlement scolaire ». «Les foyers de séparatisme sont davantage dans les associations cultuelles et sportives, véritables foyers de radicalisation et de recrutements terroristes» , juge encore le député LR, qui assure qu’il rejoindra le député Grégory Labille pour déposer un recours devant le Conseil constitutionnel.

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