Grégor Puppinck est docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), ONG internationale dédiée à la promotion et à la protection des droits de l’homme et titulaire du statut consultatif spécial auprès des Nations unies. En décembre 2020, il a publié un document de 53 pages sur le thème « liberté éducative et droits de l’homme ». En voici quelques points saillants qui expliquent en quoi une liberté fondamentale ne peut être soumise à un régime d’autorisation.

Un projet antilibéral et disproportionné

Le projet du gouvernement français de soumettre l’instruction en famille à un régime d’autorisation est un projet antilibéral et disproportionné.

Antilibéral, car ce projet supprime une liberté, en faisant de l’instruction en famille une exception au nouveau principe de scolarisation obligatoire. Or, une exception n’est pas une liberté et une liberté fondamentale (1) ne peut être soumise à un régime d’autorisation préalable.

Disproportionné, car le droit actuel suffit à régler le problème des écoles clandestines islamistes, à condition que les familles soient régulièrement inspectées par les rectorats. S’il est légitime de préserver les enfants du danger de l’islamisme, il convient de se souvenir des leçons de nos prédécesseurs, et de ne pas sacrifier la liberté des « justes ».

Un projet plus restrictif que la grande majorité des États européens

Il existe un large consensus en Europe en faveur de la pleine liberté éducative. En effet, la majorité des pays européens soumet l’instruction en famille à une simple obligation de déclaration et de contrôle régulier des connaissances. Dans certains pays, la déclaration et les contrôles sont même facultatifs.

D’autres pays, minoritaires, imposent des restrictions (justifier de sa capacité à enseigner, suivre le programme scolaire gouvernemental à distance ou invoquer des motifs prévus par la loi) ou soumettent l’instruction en famille à un régime d’autorisation préalable. Sur les 47 pays membres du Conseil de l’Europe, 5 seulement interdisent toute instruction en dehors d’établissements scolaires (Allemagne, Arménie, Chypre, Macédoine du Nord et Turquie).

Un sujet couvert par la Convention européenne des droits de l’homme

Si la Convention européenne n’oblige pas les États à légaliser l’instruction à domicile, elle oblige cependant ceux qui l’autorisent à garantir cette liberté dans le respect de la Convention, qui contient notamment des dispositions relatives à la non-discrimination, à la liberté de conscience et de religion et au respect de la vie privée et familiale. La Cour européenne peut ainsi censurer des restrictions ne poursuivant pas un but légitime et n’étant pas proportionnées à ce but. Or, toute suppression générale d’un droit existant est disproportionnée : c’est le principe invoqué contre ceux qui voudraient mettre en cause l’abolition de la peine de mort.

La Cour s’est d’ailleurs déjà prononcée dans quelques affaires concernant l’instruction en famille, ce qui prouve qu’elle est compétente en la matière. Si elle a déjà validé l’obligation de scolariser des enfants allemands instruits jusqu’alors à domicile, il s’agissait chaque fois de situations familiales problématiques. De plus, l’Allemagne ayant interdit l’instruction à domicile avant son adhésion à la convention (c’était en 1938 sous le régime nazi), la Cour estime que ce choix relève de sa marge d’appréciation.

À l’inverse, si des familles françaises équilibrées sont interdites d’instruction à domicile et saisissent la CEDH, elles auraient une chance de gagner contre la France, sauf si l’administration démontre que leurs enfants ne sont pas convenablement instruits ni sociabilisés. En effet, la nouvelle loi française leur aurait retiré une liberté qui entre dans le champ d’application de la Convention européenne, et le gouvernement devrait prouver que cette atteinte à leur liberté est nécessaire non seulement en raison de la menace islamiste, mais aussi en raison de la situation particulière de chacune de ces familles.

La Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du citoyen de 1948 prévoit en son article 26.3 la liberté fondamentale des parents en matière d'éducation.

La Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du citoyen de 1948 prévoit en son article 26.3 la liberté fondamentale des parents en matière d'éducation.

 

Un projet contraire à l’esprit de la Déclaration universelle, de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et des textes des Nations unies

À l’inverse de la situation actuelle, en 1948, les rédacteurs de la Déclaration universelle puis de la Convention européenne des droits de l’homme faisaient confiance aux familles et se méfiaient du risque de dérive totalitaire de l’État. La disposition « les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants » souligne l’antériorité et la supériorité du droit des parents sur ceux de la société (2). Les travaux préparatoires illustrent l’intention des rédacteurs de protéger les droits naturels des parents (3).

Le projet de loi du gouvernement prévoit l’inverse de la Convention européenne et des textes des Nations unies, qui garantissent « le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement [de leurs enfants] conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques » : en effet, les parents ne pourront pas invoquer leurs « convictions politiques, philosophiques ou religieuses » pour justifier leur demande d’instruire leurs enfants à domicile.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui garantit elle aussi « le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques », ajoute les convictions « pédagogiques ». De fait, le plus souvent, l’instruction à domicile est choisie pour un motif pédagogique.

Pour aller plus loin :


(1) « Le principe de la liberté de l’enseignement, qui figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, implique la possibilité de créer des établissements d’enseignement, y compris hors de tout contrat conclu avec l’État, tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille » (arrêt du Conseil d’État no 406150 du 19 juillet 2017).

L’exercice d’une liberté fondamentale ne peut pas être conditionné « à l’intervention préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire », c’est-à-dire à une autorisation préalable (décision no 71-44 DC du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971).

(2) Son rédacteur, le Libanais Charles Malik, a souligné « la nécessité d’exclure la possibilité de situations dans lesquelles les dictateurs ont le pouvoir d’empêcher les parents d’éduquer leurs enfants comme ils le souhaitent. Le contrôle de l’éducation ne peut pas être laissé entièrement à la discrétion de l’État ».

Il faut « garantir le droit des parents en matière d’éducation et d’enseignement contre la menace de nationalisation, d’étatisation, d’accaparement, de réquisition de la jeunesse par l’État, et ce qu’ils aient des convictions religieuses ou simplement les convictions philosophiques de l’humanisme traditionnel » (Pierre-Henri Teitgen, ministre de la justice français puis juge à la CEDH).

(3) La reconnaissance des droits des parents « a pour objet de parer à ce terrible danger du totalitarisme » qui conduit à rendre « impossible aux parents d’élever leurs enfants dans leurs convictions religieuses et philosophiques » (Sir Maxwell Fyfe, député britannique qui participa à la conception des procès de Nuremberg)

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